Anti-fondationnalisme et pragmatisme chez Proudhon III

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De même que dans la logique l'idée de mouvement ou de progrès se traduit en cette autre, la série; de même, dans l'ontologie, elle a pour synonyme le groupe. Tout ce qui existe est groupé; tout ce qui forme groupe est un, par conséquent est perceptible, par conséquent est. Plus les éléments et les rapports qui concourent à la formation du groupe sont nombreux - et variés, plus il s'y trouve de puissance centralisatrice; plus aussi l'être obtient de réalité. Hors du groupe il n'y a que des abstractions et des fantômes. L'homme vivant est un groupe, comme la plante et le cristal, mais à un plus haut degré que ces derniers ; d'autant plus vivant, plus sentant, et mieux pensant que ses organes, groupes secondaires, sont dans un accord plus parfait entre eux, et forment une combinaison plus vaste. Ce moi , cet un que j'appelle mon âme (1), je ne le considère plus comme une monade, gouvernant, de la sublimité de sa nature soi-disant spirituelle, d'autres monades injurieusement réputées matérielles : ces distinctions de l'école sont pour moi dépourvues de sens. Je ne m'occupe pas de cecaput mortuumdes êtres, solide, liquide, gaz ou fluide, que les docteurs nomment emphatiquement SubStance ; je ne sais même, bien que je sois enclin à le supposer, s'il est quelque chose qui réponde à ce mot de substance.

 

Proudhon abandonne le substantialisme qui suppose l’existence d’une réalité fixe est immuable au-delà de l’apparence, mais il ne se limite pas non plus comme nous l’avons vu à l’affirmation purement phénoménale du pluralisme. Il risque l’hypothèse ontologique, au sens kantien de métaphysique (au sens d’au-delà de l’expérience), d’un nouvel absolu dont ne peut rendre compte la raison, à savoir l’existence d’un monisme pluraliste.

 

Le Dieu que nous cherchons ne peut plus être tel que l'enseigne la vieille théologie ; il doit être tout autre que ce que l'ont fait les théologiens. En effet, si nous appliquons à l'Etre suprême la condition de mouvement, de progrès, et nous ne pouvons pas ne pas la lui appliquer, puisque sans cela il ne serait pas suprême, il va arriver que cet être ne sera plus, comme jadis, simple, absolu, immuable, éternel, infini, en tout sens et toute faculté, mais organisé, progressif, évolutif, perfectible par conséquent, susceptible d'acquisition en science, vertu, etc., à l'infini. L'infini ou l'absolu de cet être n'est plus dans l'actuel, il est dans le potentiel...

 

Si alors on reprend la notion de Dieu et qu’on la soumet à la démarche anti-fondationaliste, alors Dieu n’est plus un principe premier, mais il est un processus. La vérité n’est pas déduite à partir d’un fondement, mais elle est le résultat d’un processus.

 

Pour moi donc, résumant tous ces faits et toutes ces données, il me reste sur la question religieuse : Que ce que l'Humanité cherche dans la religion, sous le nom de Dieu, c'est sa propre constitution, c'est elle-même ; que néanmoins Dieu, d'après le dogme théologique, étant infini dans ses attributs, parfait, immuable, absolu; l'Humanité, au contraire, perfectible, progressive , mobile et changeante, le second terme ne saurait être jamais adéquat au premier ; qu'ils restent donc fatalement antithétiques, l'un étant toujours l'expression renversée de l'autre ; que la conséquence de cette antithèse ou antithéisme, comme je l'ai nommé, c'est d'abolir toute religion ou adoration, idolâtrie, pneumatolâtrie, christolâtrie, anthropolâtrie, puisque d'un côté l'idée de Dieu, opposée à celle de mouvement, groupe, série, progrès, ne représente aucune réalité possible, et que de l'autre l'Humanité, essentiellement perfectible, jamais parfaite, restant constamment au-dessous de sa propre idée, reste par conséquent toujours au-dessous de l'adoration, ce que je résume en cette formule à la fois positive et négative, et parfaitement clair dans notre langue : Remplacement du culte de l'Etre prétendu suprême par la culture de l’Humanité.

 

Or en réalité, dans ce cas, ce que nous appelons Dieu, n’est jamais que l’histoire de l’humanité et sa tentative de parvenir à une adéquation parfaite entre la connaissance et la réalité.

 

Je suis anarchiste, posant par ce mot la négation, ou mieux l'insuffisance du principe d'autorité... C'était dire, comme je l'ai montré plus tard, que la notion d'autorité n'est, de même que la notion d'un être absolu, qu'une conception analytique, impuissante, de quelque part qu'on fasse venir l'autorité, et de quelque façon qu'elle s'exerce, à donner une constitution sociale. A l'autorité, à la politique, je substituais donc l'économie, idée synthétique et positive, seule capable, selon moi, de conduire à une conception rationnelle et pratique de l'ordre social.

 

Proudhon réaffirme les liens entre sa théorie philosophique et sa position politique. A l’anti-fondationalisme dans l’ordre philosophique, répond le refus de tout principe de commandement dans l’ordre politique. Il rappelle également comment il a pensé trouver dans le contractualisme une manière d’assurer le pluralisme anarchiste. Mais l’introduction qu’il effectue plus tard dans son oeuvre de la notion de fédéralisme correspond à la même évolution qui lui fait poser l’hypothèse d’un monisme pluraliste. Tout comme en ontologie, il s’agit de poser l’hypothèse d’un monisme pluraliste, en politique, il s’agit de parvenir à une équilibration entre l’autonomie et la solidarité. C’est ce rôle que joue l’hypothèse du fédéralisme libertaire. L’anarchisme ne peut être une simple affirmation de l’autonomie individuelle sous peine de ne plus pouvoir se distinguer du laisser-faire économique. Il s’agit de produire une équilibration entre politique et économique, entre autonomie et solidarité, entre individualisme et socialisme. C’est en définitive cette équilibration qui constitue le socialisme libertaire.

 

 

 

Ce terme générique de Progrès, permettez-moi, monsieur, avant de passer outre, d'en résumer les différentes acceptions, se traduit donc pour moi, en logique, par celui de série, forme générale du raisonnement, lequel n'est pas autre chose, selon moi, que l'art de classer les idées et les êtres. — Si la série est réduite à deux termes en opposition essentielle, en contradiction nécessaire et réciproque, comme cela a lieu, par exemple, pour la formation des concepts, elle indique une analyse et prend le nom d’antinomie. Le dualisme antinomique, ramené par l'équation ou fusion des deux termes à l'unité, produit l'idée synthétique et vraie, la synthèse, célèbre parmi les mystiques sous le nom de trinité ou triade.

 

Proudhon présente ici sa méthode de production du savoir tel qu’il l’a théorisée dans De la création de l’ordre dans l’humanité. Dans le domaine de la connaissance, la pluralité phénoménale fait l’objet d’une classification en séries qui s’opposent sous la forme d’antinomies.

Dans un premier temps, Proudhon adopte la thèse de Hegel d’un mouvement immanent et inéluctable du savoir qui conduit à la résolution des antinomies dans une synthèse qui restitue l’unité de la réalité. Mais à partir de De la justice,il considère au contraire que le mouvement du savoir n’est gouverné par aucune loi immanente. De fait, la dialectique sérielle conduit alors à une équilibration des contraires qui est un état momentané du savoir. Le progrès du savoir consiste à produire des équilibrations plus inclusives, c’est-à-dire des théories qui permettent de rendre compte de manière cohérente de la plus grande diversité possible des phénomènes.

 

En ontologie, Progrès, c'est groupe, c'est-à-dire l’être, par opposition à toutes les chimères substantielles, causatives, animiques, atomistiques, etc.

De l'idée d'être, conçu comme groupe, je déduis, par une seule et même argumentation, cette double proposition : que le Dieu simpliste, immuable, infini, éternel, absolu, des métaphysiciens, ne devenant point, n'est pas et ne peut pas être ; tandis que l'être social, groupé, organisé, perfectible, progressif, dont l'essence est de devenir toujours, est. Comparant ensuite les données de la conscience religieuse avec celles de la métaphysique et de l'économie, j'arrive à cette conclusion décisive, que l'idée de Dieu, quant à son contenu, est identique et adéquate à celle de l'Humanité, tandis que, quant à la forme, elle en est l'antagoniste.

 

Si du point de vue de la connaissance, le progrès consiste dans la production de séries les plus cohérentes possibles, du point de vue de l’être, de la réalité, l’hypothèse que formule Proudhon est que la pluralité tend à former des groupes solidaires, c’est donc l’hypothèse d’une diversité dans l’unité.

 

De savoir maintenant si la somme des faits coupables diminue, si celle des actes vertueux augmente, c'est une question sur laquelle on peut disputer à loisir, mais dont la solution me paraît en fait impossible, et en tout cas inutile. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a compensation à toutes les époques entre le bien et le mal, comme entre le mérite et le démérite, et que la condition la plus favorable pour la société est celle où le mouvement dans la justice s'accomplit avec la moindre oscillation, dans un équilibre qui exclut également les grands sacrifices et les grands crimes.

 

Proudhon entend ne pas donner un sens moral à la notion de progrès tel qu’il l’a définit. Le progrès n’est pas un mieux moral. Cela ne veut pas dire non plus que Proudhon est un relativiste incohérent. A chaque époque, il existe des productions d’équilibration. Il n’y a pas de bons ou de mauvais régimes politiques en soi. Mais il y a, pour chaque époque, des régimes politiques, relatifs aux circonstances données, qui sont susceptibles de produire les équilibrations les plus stables. Les mauvais régimes politiques ce sont ceux qui sont les plus instables. On pourrait se dire alors qu’une tyrannie qui assure la stabilité en faisant régner la terreur est un bon régime. Ce n’est sans doute pas cela que veut dire Proudhon. Dans le cas d’une tyrannie, il est possible au contraire qu’elle provoque à un moment ou un autre des révoltes et des crises violentes qu’elle devra réprimer par la force. Elle est donc tout le contraire d’un régime qui est le produit d’une équilibration des contraires.

 

Absolutistes en première ligne, les faux sceptiques qui, méconnaissant la loi du mouvement intellectuel et le caractère essentiellement historique de la vérité, ne savent voir dans les opinions humaines qu'un amas d'incertitudes, accusent sans cesse la philosophie de contradiction et la société d'inconséquence, et de l'impossibilité prétendue de découvrir la vérité et de la faire accepter aux hommes, concluant indifféremment, les uns au laisser-faire, et les autres au bon plaisir, ne connaissent de séditieux et de coupable que la discussion et la liberté ! Comme si la vérité, en philosophie et en politique, pouvait être autre chose que la chaîne des aperçus de la raison, et que cette chaîne, alors même que nous parviendrions à l'embrasser par l'esprit, pût se réaliser ailleurs que dans le temps et la série des institutions !

 

Pour Proudhon, le scepticisme qui conduit bien souvent au conformisme et à la légitimation de l’ordre établi, se fait l'ennemi de la discussion et de la liberté d’opinion. Pour Proudhon au contraire, l’anti-fondationnalisme ne conduit pas à l’impossibilité de connaître la vérité, mais à considérer celle-ci comme un processus. De ce fait, la liberté d’opinion et la discussion s’avèrent indispensables à la réalisation de ce processus. En effet, la discussion permet d’inclure dans une équilibration le plus grand nombre d’arguments antinomiques et de faire ainsi progresser le savoir par la production de nouvelles équilibrations plus inclusives.

 

Conclusion:

Proudhon adopte une position anti-fondationnaliste qui le conduit à abandonner toute tentative de fonder le savoir sur un principe premier (an-arché, anarchisme) que ce principe premier soit une première cause transcendante ou immanente. Cette position le conduit à adopter un phénoménalisme qui consiste à ne pas partir d’une prétention à connaître la réalité en soi de manière absolue. Le phénoménalisme l’amène donc à partir de l’expérience sensible de la mobilité et à induire par généralisation la notion de mouvement.

Néanmoins, afin de ne pas sombrer dans une position relativiste auto-réfutante, il est conduit à réintroduire l’hypothèse d’une unité du monde. Mais, cette unité ne peut être qu’une hypothèse dont la vérification constitue l’horizon du savoir. De l’expérience phénoménale de la pluralité, il est possible de poser l’hypothèse ontologique d’une unité du monde et de l’expérience de cette unité. La manière dont la pluralité peut constituer de l’unité ne peut pas être analysée par la raison. Cette hypothèse constitue uniquement une idée régulatrice de la raison.

A la différence de Hegel, et en particulier à partir de De la justice, Proudhon admet clairement qu’il n’existe pas de lois immanente au réel qui conduit à pouvoir connaître de manière inéluctable la manière dont se réalisent“l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité”. Le savoir progresse par la réalisation d’équilibrations des antinomies qui ne peuvent prétendre constituer une synthèse ultime. La progression du savoir consiste dans la capacité à tenir ensemble la plus grande pluralité, c’est-à-dire à unifier ensemble la plus grande diversité. Mais à la différence de la notion de totalité, chez Spinoza ou Hegel, cette constitution d’un savoir unifié est une tâche infinie, il s’agit de produire de nouvelles équilibrations, toujours précaires et plus inclusives que les précédentes.

 

Irène Pereira

 

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