Elimination de l’absolu et raison publique chez Proudhon

Extraits commentés de Proudhon, Septième étude - Les idées, in De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise


 

            Comme nous l’avions indiqué dans des travaux précédents (“Proudhon pragmatist” in New Perspectives on Anarchism, “Proudhon, penseur pragmatiste”, in L’anarchisme dans les textes...), la philosophie pragmatiste de Proudhon se caractèrise entre autres par une conception antifondationnaliste et le recours à une conception dialogique de l’établissement des faits et des normes.

 

CHAPITRE I- Idée d'une méthode de direction pour l'esprit dans la recherche de la vérité, d'après la science moderne. —Élimination de l'absolu.

 

“L'homme est sujet à l'erreur : c'est une imperfection de sa nature qui ne saurait lui être imputée à crime.”

 

Proudhon part du constat d’une limitation de la capacité de connaître des êtres humains qui ne leurs permet pas d’avoir un accès immédiat à la totalité. Mais contrairement à la tradition chrétienne qui a pu en faire un signe de la faiblesse morale de l’être humain, Proudhon n’y voit pas une marque de faute et donc de culpabilité et de pêché attaché à l’humanité.

 

“je tiens, avant tout, même en traitant des idées, à rester fidèle à mon système d'expérimentalisme”

 

Il commence également avant de traiter son sujet par rappeler son attachement, non à une démarche métaphysique qui consiste à partir de l’absolu pour fonder et déduire la connaissance, mais d’une méthode empirique reposant sur l’expérimentation. Cette position peut être rapprochée de celle adoptée par la suite par John Dewey: “From absolutism to experimentation” (1930).

 

“La science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point I'absolu, si difficile à trouver; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences.”

 

Proudhon entend se situer dans le sillage de la révolution critique opérée par Hume et Kant. L’entendement humain ne peut prétendre dépasser l’expérience, les phénomènes, pour atteindre la chose en soi, l’absolu. L’approche scientifique doit donc se contenter d’établir des rapports entre les phénomènes et non d’expliquer en établissant les causes qui supposent de pouvoir établir des liens intrinsèques entre les phénomènes.

Cette critique de l’établissement de la causalité traverse la philosophie de l’empirisme de Hume, en passant par le positivisme comtien, jusqu’à par exemple l’instrumentalisme de Duhem.

 

“C'est Auguste Comte qui fait du rapport la base de son positivisme, et exclut en son nom la métaphysique et la théologie”

 

Et c’est effectivement, entre autres à Auguste Comte, que Proudhon se réfère comme modèle quand il entend faire une critique de la fondation de la science sur une métaphysique, sur des causes premières. On trouve également chez Bakounine dans un premier temps une référence à Auguste Comte qu’il rapproche de Proudhon: “Opposant la liberté à l’autorité, contre ces socialistes d’État, il se proclama hardiment anarchiste, et à la barbe de leur déisme ou de leur panthéisme, il eut le courage de se dire simplement athée, ou plutôt avec Auguste Comte positiviste”. (“Le socialisme”, in Fédéralisme, socialisme et antithéologisme)

 

“Ce qui distingue le mouvement philosophique à dater de Bacon, ce n'est pas, comme on l'a dit, et comme M. Frédéric Morin a pris la peine fort inutile de le nier, d'avoir inventé l'expérience; c'est, en mettant la raison philosophique au service de l'expérience, d'avoir appris à en formuler méthodiquement les conclusions, toujours relatives à la raison, au rapport des choses, tandis qu'auparavant c'était l'expérience qui, étant serve de la raison philosophique, cherchant avec elle l’en soi des choses, l'absolu, ne concluait rien du tout.”

 

Ce tournant épistémologique Proudhon en trouve la source chez Francis Bacon. Il est intéressant de constater que c’est également à Francis Bacon que Dewey associe la Reconstruction en philosophie, opérant un renversement expérimentaliste, contre l’intellectualisme platonicien.

 

“Il n'y a dans les choses que les Rapports qui soient accessibles à nos intelligences ; quant à leur nature en soi, elle nous échappe.”

 

“C'est toujours la considération de cet en soi, tantôt esprit, tantôt matière, tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure, que le sensualisme et le spiritualisme nous accoutument dès l'enfance à rechercher en toute chose, auquel nous revenons sans cesse comme le païen vers son idole, et pour qui nous nous battons dans nos livres, en attendant que nous nous rencontrions sur nos places publiques? Vous ne sentez pas l'ironie profonde de ce savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse tout à la fois le matérialisme et la théologie?”

 

Proudhon renvoie ici dos-à-dos l’idéalisme spiritualiste et le matérialisme dans leurs tendances à fonder la connaissance sur un absolu. Dans le cas de l’idéalisme, ce fondement est métaphysique: Dieu ou le cogito de nature immatériel. Dans le cas du matérialisme ou du naturalisme, il s’agit de la matière, de la nature ou de l’ontologie.

 

“Le Père, le Fils, l’Esprit ; Thèse, Antithèse, Synthèse : nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués de tous les dons de l'intelligence, éclectiques, panthéistes, mathématiciens, chimistes, se vouer à cette formule comme au dernier mot de la science, y attacher leur navire comme à l'ancre de salut de la liberté.”

 

Si Proudhon fut dans un premier temps séduit par la dialectique de Hegel, il s’en détache pour renoncer à la tentative d’établir un système par le biais d’une synthèse et pour opter pour une équilibration des antinomies, plutôt que leur dépassement. Renoncer à la synthèse, c’est renoncer à l’absolu au profit d’une balance toujours précaire des antinomies sociales et philosophiques. L’absolu hégelien n’est pas une cause première, mais la dernière étape d’un processus. Mais ce processus est issu d’une logique immanente nécessaire à l’oeuvre aussi bien dans la pensée et dans la nature.

 

CHAPITRE II - Difficulté d'appliquer l'hygiène intellectuelle aux sciences morales et politiques

 

“Absolu, en latin absolutum, a absolvo, je délie, j'affranchis, j'absous. On entend par ce mot : 1° ce qui est affranchi de tout lien, entrave, empêchement, limite, ou loi : Pouvoir absolu, maître absolu ; — 2° ce qui est dégagé de toute phénoménalité, attribut, mode : L'absolu ; — 3° ce qui ne dépend de rien autre : existence absolue, cause absolue ou cause première; — 4° ce qui est parfait en soi, pur de toute tache, vice ou défaut : beauté pure ou idéale-, Justice absolue ou sainteté : toute chose, par conséquent, conçue en soi, abstraction faite des phénomènes, attributs, rapports, modes, qui la manifestent, du milieu qui la contient, des influences qu'elle subit, des déviations qu'elle peut éprouver : moi pur ou moi absolu, matière pure, esprit pur ou absolu, raison pure, etc. Absolu est donc synonyme d'inconditionné, indépendant, indéfini, illimité. Où se rencontre l'absolu ? Partout. Où se laisse-t-il voir ? Nulle part.”

 

Il est possible de constater que la notion d’absolu se déploie, comme la notion d’anarchie à laquelle elle s’oppose, à la fois dans le domaine philosophique, politique et éthique. La notion d’anarchie est l’absence d’archè (de principe premier philosophique et principe de commandement), c’est-à-dire en définitive de recours l’absolu à la fois en philosophie et dans l’organisation politique. L’absolu politique, c’est aussi bien le pouvoir absolu du monarque de droit divin, que celui de l’Etat au sens hégelien, de réalisation “du divin sur la terre”.

La plupart des grandes tentatives de la philosophie, qu’elles soient matérialistes ou idéalistes, ont été des démarches absolutistes. Or la tentative de recourir à l’absolu dépasse les conditions possibilité de l’expérience. Nous n’avons jamais accès à la substance immuable qui se trouverait au-delà des phénomènes.

 

“Telle est, dans sa simplicité souveraine, la métaphysique, autrement dite ontologie, et qu'on pourrait nommer encore théorie de l'absolu? ”

 

Le recours à l’absolu en philosophie recouvre à la fois la tentative de fonder la connaissance sur une principe premier qui se trouve au-delà de la nature et donc de l’expérience sensible, à savoir l’esprit absolu ou Dieu. Mais il recouvre également la tentative de la fonder sur un principe premier immanent, une science de l’être, l’ontologie ou la nature.

 

“Notre science, laquelle consiste exclusivement en descriptions de phénomènes, formules de lois et de rapports, c'est-à-dire en tout ce qui sert à déclarer l'absolu, mais n'est pas, l'absolu ; et que notre erreur, notre folie, notre immoralité, commence juste à l'instant où nous prétendons franchir l'abîme qui nous en sépare.”

 

Les épistémologies qui, comme le positivisme ou l’instrumentalisme, renoncent à faire reposer les sciences de la nature sur une métaphysique ou une ontologie, c’est-à-dire sur un recours à l’absolu, se contentent de décrire les phénomènes et ne tentent pas de les expliquer en soi.

 

“Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de l'abondance de son absolutisme, il façonne, modifie, torture les faits, les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsifications humaines, principe que n'avaient garde d'apercevoir, ni Spinoza, ni aucun de ceux qui, ayant à rendre témoignage à la vérité, commencent, sous une forme ou sous une autre, par un acte de foi à l'absolu.”

 

Ceux qui commencent par établir leur système en recourant à l’absolu, comme c’est le cas par exemple de Spinoza, pensent expliquer les choses en soi, alors qu’ils ne font que projeter sur les phénomènes leur propre moi. Proudhon est ici fort proche des critiques qu’effectue également Nietzsche contre les démarches qui prétendent dépasser les phénomènes pour accéder à une connaissance d’une réalité en soi.

 

“Spinoza cherche la Justice, dont la voix retentit avec force en son cœur. Dégoûté des religions vulgaires, il entreprend d'asseoir l'éthique de l'humanité sur des bases rationnelles. Que fait Spinoza? Il ne s'arrête pas, comme Auguste Comte, à l'absolu nation ou humanité; Il ne le trouve pas assez grand pour servir de sujet à la Justice. Il s'empare d'une notion supérieure, parfaitement légitime du reste, celle de l'Univers, manifestation dualisée de l’Être infini en ses deux pôles, esprit et matière. Il se prosterne devant ce Souverain que son génie lui a savamment créé ; il y place comme le chrétien, le principe de la Justice, puis il montre l'âme humaine tombant fatalement, par la confusion de ses idées et l'entraînement de ses passions," dans l’esclavage du péché, d'où elle ne peut plus sortir que par la contemplation de l'Absolu.”

 

La lecture que fait Proudhon de Spinoza est assez dure. On peut certes critiquer dans cette lecture la tendance à donner un sens par trop moral à la philosophie de Spinoza, néanmoins le fond de la critique semble pouvoir garder une certaine pertinence. Ce que reproche Proudhon à Spinoza, c’est de fonder son système sur Dieu ou la Nature, c’est-à-dire d’établir sa philosophie à partir d’une déduction sur un principe premier.

 

“La Révolution n’est pas athée, elle n’élimine pas l’absolu, elle le nie. Qu’est-ce qu’un athée ? [...] L’athéisme est la négation de l’absolu [...] “

 

“Car nous ne possédons pas une seule idée qui ne couvre un absolu, et qui ne tombe, si l'absolu lui est retiré : notre science, tout expérimentale qu'elle soit, ne subsiste que de la découverte et de l'affirmation de l'absolu ; en même temps" qu'elle est une classification de faits, un dégagement de rapports, une formule de lois, elle est une construction de l'absolu. Elle ne serait rien si elle ne concluait toujours par l'absolu. “

 

“Je ne nie pas l'absolu en tant que conception de l'entendement, servant d'x pour marquer l’aliquid inaccessible qui soutient le phénomène; je le nie en tant qu'objet de science, et comme tel pouvant servir de point de départ à aucune connaissance légitime, non-seulement des choses naturelles, mais aussi des surnaturelles”

 

“J'admets l'absolu en métaphysique ; j'admets par conséquent Dieu, mais en métaphysique aussi, et à la condition qu'il ne sorte pas de l'absolu, [...] je le nie partout ailleurs, dans la physique, dans la psychologie, dans l'éthique, et surtout dans l'éthique. [...] “

 

La conception que défend Proudhon n’élimine pas l’absolu dans son intégralité, mais pas de la même manière que Kant,comme nous le verrons par la suite.

L’absolu garde deux fonctions dans la conception de Proudhon. La première consiste dans le fait que l’absolu, s’il n’est pas le point de départ de la connaissance, reste son horizon. La connaissance a pour fonction de chercher à établir la vérité et donc à connaître la réalité en soi. En cela, Proudhon est assez proche de Peirce pour lequel la vérité reste la limite idéale de l’enquête.

L’absolu garde une fonction de désignation métaphysique du réel: la réalité en soi (la réalité métaphysique ou réalisme naïf) contre la réalité à visage humain, la vérité (ou point de vue de Dieu) contre la justification... Mais la fondation de la science sur des axiomes premiers, vrais en soi, ne constitue pas une démarche scientifique.

L’absolu a un sens, il peut être pensé, mais il ne peut être objet de connaissance. Les notions de réalité et de vérité ont un sens, elles sont utiles, mais nous ne pouvons pas prétendre nous situer d’emblée dans la vérité, elles ne constituent pas le point de départ de la connaissance, le principe premier.

Proudhon est ici proche des épistémologues contemporains qui comme Hillary Putnam distinguent vérité et justification. Il n’adopte pas un relativisme qui élimine les notions de vérité et de réalité à la différence par exemple de Rorty.

 

“J’admets, dis-je, que l’absolu se montre, au début de toute spéculation sur la nature et l’humanité, comme condition métaphysique de la science elle-même ; c’est en ce sens que j’ai déclaré, dans les premières pages de mes Contradictions économiques, avoir besoin de l’hypothèse de Dieu, d’autant plus besoin que je me plaçais au point de vue de mes lecteurs, lequel est celui de la divinité. Mais je nie que, la science une fois déterminée dans sa circonscription et son objet, l’absolu doive y intervenir davantage : c’est ce que j’ai expliqué dans ce même livre des Contradictions, où j’ai discuté l’idée de Providence et détruit empiriquement mon hypothèse.”

 

L’absolu, que ce soit Dieu ou la Nature, apparaît tout au plus comme une hypothèse, et non comme un axiome vrai sur lequel se fonde toute connaissance. L’hypothèse de l’absolu n’est requise qu’à titre utilitaire, comme condition de possibilité de la connaissance. Le principe premier métaphysique que la connaissance semble contrainte de présupposer renvoie pour Proudhon, à la suite de Kant, soit au premier principe métaphysique qu’est Dieu en tant que cause première transcendante, soit à l’hypothèse ontologique de l’existence d’une substance par delà l’apparence, une chose en soi, la nature en tant que réalité stable immuable cause d’elle même. Si l’hypothèse de l’absolu, en tant que cause première, est une idée de la raison pour Kant, il s’agit d’une exigence gnoséologique pragmatique pour Proudhon. Nous devons supposer l’existence d’une réalité en soi afin d’éviter un relativisme auto-réfutant ou une cause première immanente afin d’éviter la régression à l’infini: ce qui rendrait impossible toute connaissance. Mais à l’inverse, il n’est pas question pour Proudhon d’en déduire l’existence d’une intention et de causes finales à l’oeuvre dans la nature que supposerait l’idée de providence.

 

 

CHAPITRE V.- Corruption de la Raison publique par l'Absolu.

 

“C'est Descartes qui le premier, après la réforme de Bacon, donne ce triste exemple.

De quel droit ce philosophe, pénétrant au delà du phénomène, distingue-t-il entre la substance matérielle et la substance immatérielle, entre l'absolu et l'absolu ?... De cette distinction chimérique entre les corps et les âmes est née la fausse psychologie, où s'est consumée sans fruit l'une des belles intelligences du siècle, Jouffroy. Quelle perte, je vous le demande, si les Écossais n'eussent jamais trouvé de traducteur, que dis-je ? si leur prétendue philosophie était restée dans le néant !... De quel droit ensuite le vénérable Kant, après avoir révolutionné la métaphysique par sa Critique de la Raison pure, s'en vient-il, dans sa Raison pratique, affirmer tout un monde d'absolus, contre-partie du monde phénoménal, et postuler de la conscience et de la liberté ? Réintroduit dans la science par Descartes, Spinoza, Kant, l'absolu tend aussitôt à se poser de nouveau en religion.”

 

Néanmoins, si Bacon avait indiqué par son expérimentalisme la méthode pragmatiste permettant d’éviter la fondation de la science sur l’absolu et la métaphysique, cette voie a été rapidement refermée. Elle l’a été par Descartes qui a fondé la connaissance sur un cogito spirituel transcendant la nature et lui permettant de fonder le savoir. Elle l’a été par Spinoza qui indique la démarche fondationnaliste inverse de celle de Descartes, à savoir la fondation non sur une philosophie de la conscience, mais sur une philosophie de la nature.

Kant, inspiré positivement par Hume, semblait avoir retrouvé la bonne voie dans la Critique de la raison pure. Mais le phénoménisme kantien en matière de sciences naturelles fait place à un absolutisme en matière morale: par le recours à un impératif catégorique inconditionné qui lui permet de réintroduire le libre arbitre (ou liberté métaphysique), l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu.

 

CHAPITRE VI. -Discipline intellectuelle, ou méthode d'élimination de l'Absolu d'après les principes de la Révolution. — Constitution de la Raison publique.

 

“Purger les idées, dans la sphère des sciences morales, ce sera donc, par analogie, déterminer, au moyen de l'observation historique et de l'étude des transactions sociales, les rapports ou la raison des actes humains, sans y mêler rien de l'absolu humain, à plus forte raison de l'absolu surhumain, quelque nom qu'ils prennent l'un et l'autre”

 

A l’inverse, la méthode que se propose Proudhon consiste à partir d’une étude empirique des phénomènes et de leurs rapports et non à les fonder sur Dieu ou sur la conscience d’un sujet transcendantal.

 

“C'est ainsi qu'en définissant la Justice d'après la phénoménalité historique et sociale, nous l'avons pour ainsi dire créée. Qu'était la Justice dans la condition que la théologie lui avait faite, avec l'absolu souverain pour sujet et auteur? Un mythe pur. Qu'est-elle devenue par l'élimination de cet absolu? Un rapport d'abord; et comme tout rapport suppose une puissance ou sujet qui le soutient, une réalité.”

 

La justice telle que la définit Proudhon n’est pas un principe absolu existant de tout temps identique à lui-même. Elle est un phénomène historique et social. Elle est un rapport, c’est-à-dire une balance des contraires. Cette balance des contraires est obtenue par la confrontation des opinions contraires, qui constitue le processus de la Raison Publique.

 

“Maintenant il s'agit de donner à cet être collectif, dont nous avons démontré la puissance et la réalité, une intelligence, et c'est à quoi nous parviendrons par une dernière élimination de l'absolu, dont l'effet sera de créer la Raison publique, gardienne de toute vérité et de toute Justice, centre et pivot de toute raison particulière, et sans laquelle la Foi publique, ce bien précieux que tout gouvernement se flatte de donner, est impossible. Comment donc s'opère, dans l'ordre des sciences morales, la purgation des idées? en autres termes, comment se constitue la raison collective ou raison publique? A quoi je réponds : Par l'opposition de l'absolu à l'absolu. Vous ne comprenez pas? La chose n'est cependant pas difficile : c'est ce que l'on nomme vulgairement liberté des opinions ou liberté de la presse.”

 

La théorie de la Raison publique présente des similarités avec la théorie de la raison communicationnelle d’Habermas. Le premier aspect, c’est qu’elle entend en finir avec la fondation cartésienne de la vérité sur la conscience monologique. La raison publique est le processus d’une discussion sans fondement. Cette discussion présuppose l’existence d’un espace public.

 

“En deux mots, l'absolu libre est celui qui dit moi, l'absolu non libre celui qui ne peut pas dire moi. En qualité d'absolu libre, l'homme tend à se subordonner tout ce qui l'entoure, choses et personnes, les êtres et leurs lois, la vérité théorique et la vérité empirique, la pensée comme l'inertie, la conscience et l'amour comme la stupidité et l'égoïsme.[...] Du côté de la nature, la tendance de la raison particulière à l'absolutisme ne rencontre ni résistance ni contrôle; et l'on pourrait douter que la science existât, qu'elle fût même possible, si la vérité et la raison des choses, unique objet de la philosophie, n'avaient d'interprète que cette raison, ainsi qu'on verra bientôt. Devant l'homme son semblable, absolu comme lui, l'absolutisme de l'homme s'arrête court; pour mieux dire, ces deux absolus s'entre-détruisent, ne laissant subsister de leurs raisons respectives que le rapport des choses à propos desquelles ils luttent.[...] C'est du choc des idées que jaillit la lumière, dit le proverbe. Corrigeons cette métaphore quelque peu mystique : c'est par la contradiction mutuelle que les esprits se purgent de tout alliage ultra-phénoménal; c'est la négation que l'absolu libre fait de son antagoniste qui produit, dans les sciences morales, les idées adéquates, pures de toute scorie égoïste et transcendantale, conformes eu un mot à la réalité et à la raison sociale.”

 

“Et cette conversion n'emporte pas, remarquez-le bien, condamnation de l'individualité; elle la suppose. Hommes, citoyens, travailleurs, nous dit cette Raison collective, vraiment pratique et juridique, restez chacun ce que vous êtes; conservez, développez votre personnalité; défendez vos intérêts ; produisez votre pensée ; cultivez cette raison particulière dont la tyrannique exorbitance vous fait aujourd'hui tant de mal ; discutez-vous les uns les autres, sauf les égards que des êtres intelligents et absolus se doivent toujours ; redressez-vous, reprochez-vous : respectez seulement les arrêts de votre raison commune, dont les jugements ne peuvent pas être les vôtres, affranchie qu'elle est de cet absolu, sans lequel vous ne seriez que des ombres. Je crois inutile d'insister sur cette distinction fondamentale de la raison individuelle et de la raison collective, la première essentiellement absolutiste, la seconde antipathique à tout absolu.”

 

Mais la théorie de la raison publique, si elle effectue une critique de la fondation sur une conscience monologique de la justice, pour autant, elle ne nie pas l’affirmation de l’individualité. La justice ne peut être déterminée a priori, elle est le produit qui se dégage de l’affirmation des perspectives singulières constituées par chaque moi.

 

“Commencez-vous à comprendre ce que c'est que l'élimination de l'absolu, la purgation des idées, la balance du moi par le moi, ce qui veut dire la réduction de toutes les théories sociales, politiques, économiques, religieuses, à l'égalité pure, à la Justice? Et ne vous vient-il pas à l'esprit que l'homme qui aura le mieux travaillé à cette grande et définitive expurgation pourrait bien être aussi celui qui aura le plus efficacement servi la constitution sociale?”

 

“Résumons ce chapitre en quelques propositions qui fixent la pensée du lecteur.

 

La théorie de la raison collective repose sur ce fait d'observation noologique, qu'aucune explication ne saurait détruire :

Lorsque deux ou plusieurs hommes sont appelés à se prononcer contradictoirement sur une question, soit de l'ordre naturel, soit, et à plus forte raison, de l'ordre humain, il résulte de l'élimination qu'ils sont conduits à faire réciproquement de leur subjectivité, c'est-à-dire de l'absolu que le moi affirme et qu'il représente, une manière de voir commune, qui ne ressemble plus du tout, ni pour le fond ni pour la forme, à ce qu'aurait été sans ce débat leur façon de penser individuelle.

Cette manière de voir, dans laquelle il n'entre que des rapports purs, sans mélange d'élément métaphysique et absolutiste, constitue la raison collective ou raison publique.

Il suit de cette différence de qualité entre les deux raisons que, si, au lieu de soumettre la question à un débat préalable, les mêmes individus l'eussent préjugée par consentement tacite, en opinant seulement du bonnet, comme on dit au palais, leurs opinions, émanées toutes du même sentiment d'absolutisme qui fait l'essence de l'individualité, se seraient trouvées parfaitement homologues, mais qu'en même temps leurs intérêts auraient été dans un complet antagonisme : situation tout à fait inverse de celle que crée la raison collective.

C'est ainsi que s'est établie dans l'origine la propriété. Elle est résultée du consentement des raisons particulières, dont le faisceau, spontanément formé a emporté d'autorité la sanction du législateur. Mais il appert aujourd'hui que la propriété, malgré tous les efforts des juristes, est devenue incompatible avec l'ordre social. Elle attend sa transformation, et nous assistons depuis une vingtaine d'années à un travail d'expurgation dont j'ai essayé de marquer le but, en présentant la balance des droits et devoirs réciproques du locataire et du propriétaire.

Il en est ainsi de tout le système social, conçu d'abord, et nécessairement, du point de vue de l'absolu.

Donc, élimination de cet absolu, et constitution de la raison collective par l'équation ou balance réciproque des pensées individuelles, voilà ce que requiert impérieusement le soin de la vérité et de la Justice, ce que l'histoire montre comme le principe recteur des sociétés, ce que réclame avec un surcroît d'énergie la Révolution, mais ce que le Christ et son Église repoussent en même temps de toute la puissance de leur foi.

Et pourquoi l'autorité religieuse, établie en vue de la Justice, se montre-t-elle si hostile à la ventilation des idées, sans lesquelles le Verbe divin demeure sans expression, et la Justice, la bonne foi, sont impossibles?

C'est que l'absolutisme individuel qu'il s'agit d'éliminer n'est autre, au fond, que l'absolu transcendantal, dont l'exorbitance dans la spéculation philosophique fait toute la réalité des révélations, de même que son intrusion dans la loi fait la perte des mœurs et la ruine des États.”

 

CHAPITRE VII.. — La raison publique condition et fondement de la foi publique.

 

“L'organe de la raison collective est le même que celui de la force collective : c'est le groupe travailleur, instructeur; la compagnie industrielle, savante, artiste; les académies, écoles, municipalités; c'est l'assemblée nationale, le club, le jury; toute réunion d'hommes, en un mot, formée pour la discussion des idées et la recherche du droit”

 

La Raison publique telle que la théorise Proudhon n’est pas l’opinion publique savante, elle est une raison dans laquelle s’exprime le peuple dans toute sa diversité. Cette diversité dont est issue la raison publique est la force collective[1]. Ce point peut être éclairé par les rapports entre la force et le droit chez Proudhon. Dans son ouvrage La guerre et la paix, il théorise l’existence d’un droit de la force. Pour Proudhon, en effet, tout droit naît de la force, mais pour autant il ne se réduit pas à la force. La force n’est qu’une partie du droit, mais elle est un droit dans la mesure où il est possible d’accorder une valeur à la force et qu’elle n’existe pas seulement comme un fait brut.

 

“Une seule précaution est à prendre : c'est de s'assurer que la collectivité interrogée ne vote pas, comme un homme, en vertu d'un sentiment particulier devenu commun ; ce qui n'aboutirait qu'à une immense escroquerie, ainsi qu'il se peut voir dans la plupart des jugements populaires. Posons donc ce principe : L'impersonnalité de la raison publique suppose pour organe la plus grande multiplicité possible. Et c'est seulement afin d'assurer cette impersonnalité qu'il peut être à propos de créer, pour la police des débats et la garde de l'opinion, une commission sociale.”

 

Ce qui garantit, pour Proudhon, la validité des délibérations publiques, ce qui permet d’affirmer qu’il s’agit bien d’une raison publique, c’est la pluralité des positions exposées dans le débat. Les conditions de la délibération doivent donc garantir que les positions opposées s’expriment effectivement. Il faut que le caractère contradictoire des débats soit effectif pour que la raison publique puisse se former.

 

“Où l'absolu règne, où l'autorité pèse sur l'opinion, où l'idée d'une essence surnaturelle sert de base à la morale, où la raison d'État prime tous les rapports sociaux, il est inévitable que la dévotion à cette essence, l'autorité qui la représente, les exceptions qu'elle crée au droit et au devoir, les intérêts qu'elle fait naître, l'emportent dans les cœurs sur le respect de la foi publique : ce qui veut dire que, comme la raison publique est faussée, la foi publique est nulle.”

 

“Ce que la Révolution cherche comme son objet propre étant donc le rapport ou la raison des choses, l'équilibre des forces et des intérêts, en un mot le droit pur, abstraction faite de tout élément absolutiste, les opinions extra-juridiques, en fait de gouvernement et d'organisation sociale, tombent devant elle comme les opinions religieuses ; elle ne s'en inquiète nullement. Elle professe à l'égard des partis et des écoles, toujours formés dans un but absolutiste, et qu'elle n'a garde d'ailleurs d'interdire, puisqu'ils constituent la vie même de la société, elle professe, dis-je, la même impartialité ou indifférence qu'à l'égard des églises : le seul point sur lequel elle se montre intolérante est le respect de la Justice, qu'elle représente exclusivement. Dans ces conditions, la foi publique est assurée, au moins en ce qui touche les intérêts généraux du pays. Dès lors, en effet, que le gouvernement se borne à déterminer et assurer des rapports, sans acception d'opinions et de partis, il n'y a plus, pour lui ni pour personne, de trahison à craindre, pas plus que de serment à exiger. Je vais plus loin : je dis que du jour où la démocratie, devançant les événements, aura ainsi défini sa pensée et son objet, il est impossible qu'elle n'absorbe pas bientôt la masse de la nation, et qu'elle compte encore des défectionnaires. Organe du droit pur, de la science pure, comment perdrait-elle un seul adhérent?”

 

La raison publique suppose la liberté d’expression et le pluralisme, c’est sur celles-ci que peut s’établir la Justice telle que la définit Proudhon, à savoir comme balance des opinions contraires. Mais on pourrait se demander si en définitive la conception de Proudhon de la raison publique ne s’avère pas libérale. Le premier point qui distingue la conception proudhonnienne de la conception libérale tient à la prise en compte de la dimension économique de la délibération par le biais du mutualisme. Le second point, c’est que si Proudhon considère que la raison publique met en contradiction des opinions individuelles, celles-ci ne sont pas appréhendées atomistiquement, elles ne se réduisent pas à des individus. La force collective sur laquelle se constitue cette raison collective, ce sont des corps intermédiaires, des collectivités. C’est en particulier le “groupe travailleur”. Par conséquence, cette raison publique peut se constituer sur une base de classe. Elle peut-être celle d’un “espace public oppositionnel” (Negt) prolétarien qui entend s’affirmer de manière séparée. C’est d’ailleurs ce que recommande Proudhon aux ouvriers dans sa lettre du 8 mars 1864.

 

Conclusion: 

La critique par Proudhon de la notion d'absolu porte sur la recherche d'un fondement à la connaissance et au pouvoir politique. L'an-anarchie (absence de principe premier et de commandement) désigne cette double critique chez Proudhon. D'un côté, la philosophie classique (Descartes, Leibniz...) a cherché à fonder la connaissance sur Dieu. D'un autre côté, la philosophie politique a théorisé conjointement l'absolutisme royal et l'Etat. Le pouvoir du monarque est absolu car il est le représentant de Dieu sur terre. L'Etat est la transposition de l'idée du divin absolu sur terre (Hegel). De Hobbes jusqu'à Rousseau, du Léviathan à la volonté générale, les philosophes politiques mondernes ont construit une théorie absolutiste du pouvoir politique. Le pouvoir politique est une transcendance dans l'immanence et en outre plus rien, (même pas Dieu), ne norme le pouvoir absolu de l'Etat. Il est illimité.

On trouve certes chez Montesquieu une théorie de la limitation immanente de la transcendance du pouvoir absolu de l'Etat. Mais, cet auteur défend une théorie de la légitimité de la représentation politique.

Proudhon théorise de son côté la nécessité d'organiser la société sur une équilibration des contraires. L'équilibration est la condition de possibilité de l'élimination de l'absolu. Cette recherche d'équilibre constitue la justice. L'équilibre des forces produit ainsi un fait moral. 

La recherche d'un équilibre des antinomies se trouve à tous les niveaux pour Proudhon: économique avec le mutuellisme, politique avec le fédéralisme, dans la constitution de la démocratie avec la raison publique....

Cet équilibre ne constitue pas une synthèse absolue, donc définitive (à la différence de Hegel), mais c'est un équilibre qui se modifie en fonction de l'histoire.

 

Extraits commentés par Irène Pereira



[1] Sur la notion de “force collective” chez Proudhon, voir entre autres “Petit catéchisme politique”, "IVe Etude: L’Etat", in De la justice dans la Révolution et l’Eglise.


 

 

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